Une belle tranche de marrade avec de vrais morceaux de création à l'intérieur

samedi 29 septembre 2012

A l'étouffée * par Markuro


                                                  Ce texte est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles etc.


                                                                 À l'étouffée

Ce putain de coq, j'aurais dû lui péter la colonne vertébrale. Alors qu'on s'observait comme
deux combattants, un coup vif de mon pied nu, un craquementet sec, en plein bréchet, et voilà la
volaille qui valdingue et glisse sur le ventre comme Orville, oeil fou dardé et ailes étendues pour
éviter la culbute. Pas cogné assez fort.

                                                                              *****
"Maman, c'est encore loin ?"

             Il cuit dans cette voiture, entre un sac et un carton, le chien dans les pieds. Sa tête cogne et
roule, ses yeux lui font mal. Il lui semble bien reconnaître ce rond-point, avant le calvaire.
"On arrive, essaie de te retenir".
            Encore un virage, puis un dernier. Il a besoin d'air, besoin d'aide. Il se penche entre le siège
avant et la portière et pose la main sur l'épaule de sa mère. Il ouvre la bouche pour parler, et le vomi
gicle – sur son pull, le fauteuil, la vitre. On est arrivés, son père était en train de se garer.

          Il est chez lui.

                                                                              *****

"Sans vouloir vous commander, les enfants, pourriez-vous balayer la terrasse ? Ils vont bientôt venir
fermer le cercueil et emmener Papinou."
          Sans un mot, son frère et lui prennent un balai. Un peu lâchement, il lui laisse le moins bon.
S'il doit balayer, ce sera propre. Et cela prendra un moment.
         Courbé sur les dalles, les gouttes de sueurs perlent et dégoulinent. Ses pieds nus sont
dégueulasses, il faudra qu'il se douche à nouveau avant d'enfiler son costume. Les cousins arrivent
et saluent la grand-mère, s'asseoient à table. Celui-là, il y a bien longtemps qu'il ne l'avait pas vu. Il
n'a pas changé.
         Les voitures se déplacent, il peut maintenant balayer les feuilles sur le sol où elles étaient
garées. Son frère a trouvé un meilleur balai, une pelle et un seau, il commence à ramasser. Son père
ronchonne, déclare que c'est bien assez propre. Tente de démarrer la tondeuse en panne pour
rammasser tout ça d'un coup.
       La cour est finie, il commence à balayer l'allée. Après quelques mètres, il s'arrête : il n'y a
plus de feuilles. Le portail est bien trop loin, de toutes façons.

                                                                           *****

Voilà ce qu'il aurait pu dire :



       Pour ma part, je ne vous parlerai pas de Papinou : je l'ai finalement peu connu. C'est
comme ça, c'est la vie.
      En revanche, je crois avoir bien connu Papi Joseph, celui de Mami Berthille. Papi Yoyo,
c'était une casquette et un sourire. Une voix qui roulait les pierres, dans les rires comme les éclats.
Un patois de Lomagne dans une rue de ville tranquille.
       C'était aussi la fierté d'un potager. "Il a fait cette tranchée tout seul, ce pitchou ?" m'avaient
demandé des passants un jour où je me tenais au bord du jardin, ma pelle d'enfant à la main. Avant
que je me figure dans quel accent les détromper, il était revenu et les avait assurés avec un sourire
et un clin d'oeil que oui, c'était bien moi.
      C'était une ficelle sur une pédale, pour aller d'un coup de mollet jouer aux boules ou aux
cartes. Une chaise et un couteau qui n'appartenaient qu'à lui.
      Un Papi qui n'en faisait qu'à sa tête.
"Tu es un original !" entendait-on à Sapiac, chaque jour ou presque.
     Un Papa occupé je crois, capable de disparaître plusieurs jours puis de rentrer ébahi de
tant d'inquiétude, chargé de paquets de sucre, de retour d'une course en Belgique.
      Un épicier avisé dans une maison aux volets verts, près de la voie ferrée et du canal, où plus
tard ses petits enfants pêcheraient dans un ruisseau.
      Un petit garçon facétieux sans doute, et têtu, qui n'aimait vraiment pas l'école.
      Il paraît que Papi Yoyo, devenu Papinou pour ses arrière-petits-enfants, était un très vieil
homme. Il me semble pourtant n'avoir jamais quitté ce joyeux petit garçon.

       Papi, repose en paix.


       Ils lui ont plutôt fait lire une longue prière derrière un pupitre. Tandis qu'il la déchiffrait, ne

comprenant ni les mots ni les phrases, il a dû réprimer un fou rire. Terminé, il va s'asseoir et défait
les boutons de son veston. Il doit bien être le seul dans cette étuve à rester ficelé dans sa cravate.

                                                                        *****

     "Entrez, si vous voulez le voir une dernière fois".
       Il y va, il fait plus frais à l'intérieur. Il ne veut rien regretter. Le salon obscur est imprégné de
cette odeur de fleurs un peu pourries. Les employés glissent le couvercle, de bas en haut, par-dessus
la figure creuse. On répète à nouveau comme il se ressemble. Pourtant, il n'a ni casquette ni gilet –
juste un costume un peu lâche.
       Il se tient près du fauteuil de la grand-mère, elle lui saisit la main et la pétrit.
       "Oh pauvre Papinou..."
      Tandis qu'on place les vis, puis les engage à l'aide d'un vilebrequin silencieux, le
commissaire dépose les cachets de cire, en bas puis en haut.

        Les larmes viennent enfin. Il les retient. La lourde porte est placée sur le caveau. On se
demande où est passé le troisième cercueil ; on verra ça lundi. Sa nièce fond en larmes, s'approche
de lui pour qu'il la réconforte. Il s'esquive et lui pose la main sur l'épaule.

        Son grand-père est enfermé là comme un canard dans une cocotte. Il n'en sortira plus.

                                                                      *****

       "Tu sais que ce couillon de coq, il l'a déjà faite tomber ? Ce n'est pas raisonnable. Elle
devrait s'en débarrasser."
       Je revois ce grand cousin sans fin qui avait calmé le coq d'avant, celui qui était vraiment
méchant. Il avait attaqué sa petite fille. Ni une ni deux, dans une élan de poussière et de sandalettes
égarées, il l'avait proprement botté en touche, par-dessus la clôture et jusque chez le voisin. Il n'en
était pas revenu de si tôt.
      Je me lève pour aller ranger mes couverts à la cuisine, me doucher et m'habiller : les pompes
funèbres ne vont plus tarder. Je sens un bruissement sur ma cheville : le coq est là, plumes gonflées,
oeil de sang brulé. Je m'immobilise, nous nous observons. Il m'a fait tomber ma fourchette de
l'assiette. La rage qui monte est incontrôlable, il va charger. Je me demande si enfin le coup partira.
Et puis trop tard, le coup est parti.

       Peut-être pas encore assez fort.



 

5 commentaires:

  1. La Femme à Barbe1 octobre 2012 à 05:35

    Vingt minutes les doigts immobiles sur mon clavier à ne pas savoir comment exprimer les émotions suscitées en moi par ce texte.

    Peut-être que cela va au-delà des mots.

    Merci Markuro.

    RépondreSupprimer
  2. Pareil. J'ai fait à peu près les mêmes commentaires à l'intéressé quand il m'a envoyé ce texte. Bien écrit, rien de trop, ça claque. Et ça parle à tout le monde. Et en plus je sais maintenant qui est Orville.

    RépondreSupprimer
  3. C'est sobre, c'est net... Bravo Markuro !

    RépondreSupprimer
  4. Frédéric Beigbeder Katanga, critique lytairêreh7 octobre 2012 à 13:58

    Whaa, j'suis impressed !
    Incroyable voyage retranscrit sensiblement par l'écriture !
    (et en plus on martyrise des bêtes...)

    RépondreSupprimer